Le récit d’une vie ordinaire d’un gars (c’est le ton du livre !) ou plutôt d’un type qui travaille dans un univers glauque, celui d’un abattoir. C’est la vie d’un homme qui vit seul avec sa grand-mère acariâtre, qui rêve de travailler ailleurs et de vivre une autre vie et pourtant le temps passe vite « J’ai rien vu passer du tout finalement à part les bêtes que l’on saigne ». Le rêve est pour lui une échappatoire au quotidien.
Dans ce court roman de 140 pages, qui ressemble plutôt à un conte, on dévore les mots de ce personnage central sans prénom, c’est écrit sans négations, en langage oral comme si une voix intérieure nous parlait.
*****
On pourrait trouver cette histoire glauque, d’ailleurs elle l’est réellement tant le tableau est triste, grisâtre, pollué. Mais l’humanité est partout dans chaque molécule de pollution ou de lassitude quotidienne.
L’environnement tout d’abord, l’histoire se situe en périphérie de ville, un paysage sans soleil ni éclaircie où le brouillard s’installe du matin jusqu’au soir, et quand il pleut « ça fait du bien, ça lave le ciel, il en a bien besoin », on voit les traînées noires laissées par la pluie sur les visages. On ne distingue qu’à peine la route, et vieux et enfants ont les mêmes visages gris et fatigués. Le décor c’est un paysage de cheminées, d’enfilades de pylônes, de postes de transformation, de lignes EDF qui font dresser les cheveux et font crépiter des étincelles bleues vous donnant mal au crane.
Il y a des bois, sorte de cavernes d’Ali Baba, où les trouvailles les plus insolites servent à meubler confortablement la maison : bidet, canapé, et même une boîte noire d’avion transformée en meuble-lampe abat-jour.
Près de là, la casse et les épaves de voiture, refuge des accidentés de la vie comme le vieux Coppi qui s’est fait fendre une partie du cerveau à l’abattoir et migre d’épave en épave en choisissant le confort suprême des berlines.
Et puis le lieu le plus apprécié, c’est la décharge, parc de jeux des enfants et station balnéaire l’été, c’est quand même mieux que Pétaouchnock même si l’eau est sale comme de l’eau de vidange et la rivière mousse. Les poissons préfèrent sortir de l’eau car ils ont des démangeaisons, des pustules et les yeux rouges, d’ailleurs ils veulent tous s’échapper pour se réfugier dans votre poêle (« Ca mord pas trop ?! »).
Au dessus dans le ciel, les avions nous rasent la tête et il faut les aider à décoller en faisant de grands gestes pour que ça passe.
Le travail routinier à l’abattoir : on en apprend les gestes, les risques et même mortels. Mais on y connaît l’amitié, la générosité et le partage (avec le copain Bortch), on y rencontre l’amour (avec un maîtresse qui amène ses maternelles visiter l’abattoir).
Cela aide à surmonter la honte, le regard culpabilisant des autres, les moqueries des enfants.
L’humanité habite ce roman, chaque détail le plus glauque renferme sa dose d’humour, on visualise avec empathie ces personnages, on s’y attache, on a envie de les aider. Ils ne sont pas malheureux, juste un peu résignés mais ils ont assez de détachement pour voir la vie autrement et c’est sans doute une leçon d’espoir que Joël Egloff nous donne face aux grisailles de la vie.